3
Les yeux d’un enfant

 

Masoj, le jeune mage apprenti – donc, à ce point de son éducation, guère plus qu’un elfe de ménage – appuyé sur son balai, regardait Alton DeVir qui entrait dans la plus haute chambre de la spire. Il éprouvait presque de la compassion pour l’étudiant qui allait devoir affronter Sans-Visage.

Mais il ressentait également beaucoup d’intérêt à l’idée des étincelles que sans nul doute cette rencontre entre Alton et le maître défiguré allait provoquer ; elles constitueraient un beau spectacle ! Il se remit à balayer, ce qui lui donna un prétexte pour se rapprocher de la porte qu’avait franchie le jeune DeVir.

— Vous m’avez demandé, maître Sans-Visage ? répéta Alton DeVir, une main devant ses yeux mi-clos pour se protéger du vif éclat des trois chandelles allumées dans la pièce.

Il se sentait mal à l’aise et piétinait sur place, tout près du seuil.

À l’autre bout de la pièce, Sans-Visage, voûté, tournait le dos à l’étudiant. Autant faire cela vite et bien, se répétait le maître. Il savait cependant que le sort qu’il préparait à l’instant même tuerait Alton sans lui laisser le temps de connaître le sort de sa famille : il n’obéirait pas complètement aux instructions de Dinin Do’Urden. Mais l’enjeu était trop important, autant en finir proprement.

— Vous…, reprit Alton, mais, par prudence, il s’interrompit et tenta de comprendre la situation.

Il était très inhabituel d’être convoqué dans les quartiers privés d’un maître de l’Académie avant même le début des cours. En entendant cet ordre, Alton avait craint d’avoir échoué dans une des matières. Cela pouvait suffire à lui faire rater l’ensemble de son cursus à Sorcere. Il avait presque fini ses études, mais l’opposition d’un seul professeur pouvait tout arrêter.

L’étudiant avait brillamment suivi les cours de Sans-Visage, il avait même eu l’impression que son énigmatique professeur l’aimait bien. Peut-être l’avait-il invité simplement pour le féliciter de l’obtention toute proche de son diplôme ? Mais non, même si Alton avait envie de l’espérer, c’était très peu probable. Les maîtres de l’Académie drow ne félicitaient pas souvent leurs étudiants.

Il entendit alors une psalmodie chantée à voix basse et se rendit compte que Sans-Visage était en train d’incanter un sort. Il en fut tout de suite alarmé ; il se passait quelque chose de franchement anormal, de tout à fait déplacé pour le protocole strict de l’Académie. Alton se campa sur ses jambes et se raidit, suivant ainsi le conseil que tout jeune étudiant s’entendait marteler sans cesse et qui permettait aux elfes noirs de survivre dans leur société si proche du pur chaos : Tiens-toi prêt !

La porte explosa devant Masoj. L’impact le projeta contre le mur et répandit partout des éclats de pierre. Mais il se dit que le spectacle en valait la peine (et même cette nouvelle ecchymose à l’épaule) lorsqu’Alton DeVir sortit péniblement de la pièce. Du dos et du bras gauche de l’étudiant s’élevaient des volutes de fumée, et la plus exquise expression de terreur et de souffrance que Masoj ait jamais eu le privilège de contempler était gravée sur son visage.

Alton tituba et se jeta à terre pour s’éloigner en roulant sur lui-même : sa première priorité était de mettre un maximum de distance entre lui et ce professeur assassin. Il suivit ainsi la courbe descendante du plancher et passa le seuil qui menait à la pièce suivante, plus basse, juste au moment où Sans-Visage faisait son apparition sur le seuil ravagé.

Le maître s’arrêta le temps de cracher un juron maudissant son sort avorté et de se demander comment remplacer sa porte.

— Nettoie-moi ça ! jeta-t-il sèchement à Masoj, qui avait repris une pose nonchalante, les mains appuyées sur son balai et le menton posé dessus.

L’apprenti baissa la tête avec soumission et entreprit de balayer les éclats de pierre. Mais il releva les yeux quand Sans-Visage passa devant lui et le suivit sans bruit.

Inconcevable qu’Alton s’en sorte ; le spectacle promettait !

 

**

 

La troisième pièce, la bibliothèque privée du maître, était la plus éclairée des quatre que comportait la spire. Des dizaines de chandelles brûlaient sur chaque mur.

— Satanée lumière ! vitupéra Alton en titubant jusqu’à la porte qui le mènerait à une autre pièce des quartiers de Sans-Visage, puis à la sortie.

Les illuminations lui brouillaient la vue et l’étourdissaient, pourtant, s’il parvenait en bas de la spire qui constituait le logement du maître, il pourrait sortir dans la cour de l’Académie et faire ainsi basculer les chances de son côté.

Le monde d’Alton avait essentiellement été cantonné à l’obscurité de Menzoberranzan, mais le maître avait passé des décades à Sorcere, à la lueur des chandelles, et ses yeux avaient pris l’habitude de voir dans le spectre lumineux au lieu de discerner les gradients de température.

Le hall d’entrée était encombré de sièges et de coffres, mais il n’y avait qu’une seule chandelle allumée et Alton recouvrit suffisamment la vue pour franchir tous les obstacles. Il se rua vers la porte et saisit l’énorme poignée, qui tourna sans effort ; mais le vantail ne réagit pas à son coup d’épaule. Une étincelle d’énergie bleue le jeta à terre.

— Maudit endroit ! s’écria Alton, furieux.

L’issue était dotée d’un verrou magique. L’étudiant connaissait un sort permettant d’ouvrir des portes magiquement fermées mais doutait que sa magie soit assez puissante pour prévaloir sur celle d’un maître. En outre, dans sa hâte et son épouvante il faisait du dweomer un bredouillis incompréhensible.

— Inutile de courir, DeVir, le prévint Sans-Visage depuis l’autre pièce, tu ne fais que prolonger ton supplice !

— Toi aussi je te maudis, répondit Alton à part lui.

Il renonça à essayer de se rappeler ce malheureux sort : il n’avait pas le temps. Il parcourut la pièce du regard, en quête d’une issue.

Il remarqua quelque chose d’inhabituel à mi-hauteur du mur, entre deux armoires. Alton recula de quelques pas pour avoir un meilleur angle de vue, mais se retrouva plus près de la chandelle, dans une zone trompeuse où ses yeux devaient interpréter à la fois lumière et température.

Il discernait seulement une lueur uniforme dans le spectre infrarouge, d’une nuance juste un peu différente de la pierre des murs. L’entrée d’une autre pièce ? Il ne pouvait que l’espérer. Il se rua à travers la pièce, s’arrêta juste devant l’objet, et força son regard à se limiter à la vision normale, celle du monde de la lumière.

En ajustant ainsi ses sens, le jeune DeVir éprouva un instant de perplexité : il ne s’agissait pas d’un seuil, il n’y avait là aucune ouverture. Ce qu’il voyait, en fait, n’était autre que son propre reflet et celui de la partie de la pièce où il se tenait. Au cours des cinquante-cinq ans de sa vie, Alton n’avait jamais rien vu de tel, mais il avait entendu les maîtres de Sorcere parler de ce genre d’objet. Il se trouvait devant un miroir.

Un mouvement perçu à l’entrée haute de la pièce lui rappela que Sans-Visage était presque sur lui. Il ne pouvait se permettre d’hésiter pour chercher la meilleure solution. Il baissa la tête et fonça droit sur son reflet.

Peut-être s’agissait-il d’un portail de téléportation débouchant ailleurs en ville, ou dans une pièce tout près. Ou peut-être, osa espérer Alton durant ces quelques secondes désespérées, se dirigeait-il sur une porte interplanaire qui le ferait accéder à un étrange plan d’existence inconnu !

Il ressentit le picotement excitant de l’aventure tandis qu’il approchait de cette chose prodigieuse, puis rien d’autre que le choc de l’impact sur le verre, qui vola en éclats, et sur le mur de pierre derrière qui, lui, ne céda pas.

Peut-être s’agissait-il seulement d’un miroir.

 

**

 

— Regarde ses yeux, chuchota Vierna à Maya, tandis qu’elles se penchaient toutes les deux sur le nouveau membre de la famille Do’Urden.

Effectivement, les yeux de ce bébé étaient remarquables. Moins de une heure après sa sortie de la matrice, ses pupilles se dirigeaient déjà de gauche à droite, pleines de curiosité. Elles émettaient la lueur normale des yeux sensibles au spectre infrarouge, mais à ce rouge familier se mêlait une touche de bleu qui donnait aux iris une nuance violette.

— Un aveugle ? s’interrogea Maya. Peut-être sera-t-il livré à la Reine Araignée après tout…

Briza leur lança un regard inquiet. Les elfes noirs ne permettaient pas aux enfants qui souffraient d’une déficience physique quelconque de vivre.

— Non, répondit Vierna en agitant la main au-dessus de l’enfant et en lançant un regard contrarié à ses deux sœurs. Il suit le mouvement de mes doigts.

Maya vit que Vierna avait raison. Elle s’approcha de l’enfant et étudia son visage, ses yeux étranges.

— Que vois-tu donc, Drizzt Do’Urden ? demanda-t-elle d’une voix douce, non par gentillesse pour le bébé mais pour ne pas déranger sa mère qui se reposait sur son siège, près de la tête de l’idole en forme d’araignée.

« Que vois-tu qui nous échappe ?

Alton sentit des éclats de verre craquer sous lui et s’enfoncer dans ses blessures alors qu’il changeait de position pour essayer de se relever. À quoi bon ? se dit-il, désespéré.

— Mon miroir ! gronda Sans-Visage.

Il leva les yeux sur le maître furieux planté devant lui.

Il lui semblait immense ! Grand, puissant, sa masse empêchait complètement la lumière de la chandelle de parvenir jusqu’à cette petite alcôve entre les deux armoires ; à cause de la menace qu’il incarnait, il paraissait dix fois plus imposant encore aux yeux de sa victime impuissante.

Alton sentit alors qu’une substance poisseuse descendait en flottant autour de lui : des morceaux de toile d’araignée installaient leur prise gluante sur les meubles, sur le mur, sur son corps. Le jeune DeVir tenta de bondir et de les éviter en roulant par terre, mais le sort du maître l’entravait déjà solidement ; il était pris comme une mouche dirgit dans les rets d’une araignée.

— D’abord ma porte, grommela le maître, et maintenant tu t’attaques à mon miroir ! As-tu seulement une idée du mal que j’ai eu à me procurer un objet aussi rare ?

Alton secoua la tête, non pas pour lui répondre mais pour libérer au moins son visage de ses liens.

— Ne pouvais-tu donc pas rester tranquille et me laisser accomplir proprement ma tâche ? rugit Sans-Visage, franchement écœuré.

— Pourquoi ? réussit à balbutier Alton en recrachant quelques fils qui s’étaient immiscés entre ses lèvres minces. Quelle raison avez-vous de vouloir me tuer ?

— Tu as cassé mon miroir !

Cela n’avait évidemment pas de sens. Alton n’avait brisé le miroir qu’à cause de l’attaque du maître ! Il supposa que Sans-Visage n’avait pas besoin de raison. Il savait qu’il plaidait pour une cause perdue, mais n’en poursuivit pas moins ses efforts pour dissuader son adversaire.

— Vous savez que je suis de la Maison DeVir, s’écria-t-il avec indignation, la Quatrième Maison ! Cela ne va pas plaire à Matrone Ginafae, et une haute prêtresse sait comment découvrir la vérité !

— La Maison DeVir ? répondit Sans-Visage en riant.

Peut-être tenait-il finalement une bonne occasion de faire subir à Alton les souffrances qu’avait réclamées Dinin Do’Urden. Ce jeune idiot avait brisé son miroir !

— Oui, la Quatrième Maison ! cracha Alton.

— Pauvre crétin, caqueta le maître, la Maison DeVir n’est plus – ni quatrième, ni cinquante-quatrième, ni rien ! (Le jeune drow s’affaissa dans ses liens, qui l’empêchèrent de glisser jusqu’à terre. À quoi rimait ce babillage du maître ?)

« Ils sont tous morts ! continuait l’autre d’un ton railleur. Matrone Ginafae voit Lolth de plus près aujourd’hui. (L’expression d’horreur apparue sur le visage d’Alton faisait jubiler Sans-Visage.) Tous morts ! répéta-t-il méchamment. Sauf ce pauvre Alton, qui aura vécu suffisamment pour connaître le sort malheureux de sa famille. Mais je vais remédier tout de suite à cette exception !

Sans-Visage leva les mains pour jeter un sort.

— Qui ? s’écria Alton. (Le maître s’interrompit, l’air perplexe.) Quelle Maison a commis ce forfait, ou quelle maudite alliance de conspirateurs ?

— Ah, je devrais te le dire, répondit Sans-Visage, de toute évidence ravi de la situation. Sans doute as-tu le droit de le savoir avant de rejoindre les tiens au Royaume des Morts. (La fissure s’élargit là où s’étaient autrefois trouvées ses lèvres.) Mais tu as cassé mon miroir ! grogna-t-il. Meurs donc idiot, tu ne vaux pas mieux ! Cherche toi-même la réponse !

La poitrine du maître fut soudain prise de soubresauts, et des convulsions le secouèrent ; il se mit à balbutier des malédictions dans une langue totalement incompréhensible pour l’étudiant terrifié. Quel sort pervers cet ignoble monstre avait-il préparé pour lui ? Quelque chose de si infernal que la psalmodie s’en faisait dans un langage obscur (Alton, pourtant bien entraîné, n’avait jamais rien entendu de tel) et de si incroyablement vicieux que les termes en semblaient à peine maîtrisés par celui qui le jetait.

Sans-Visage s’effondra face contre terre et rendit le dernier soupir.

Le regard abasourdi d’Alton passa de la capuche sur le crâne du maître aux robes sur son dos, puis au carreau qui les transperçait. Il vit le dard empoisonné tressaillir un moment encore sous le choc de l’impact, puis porta son attention plus loin, au centre de la pièce, là où le jeune elfe de ménage se tenait debout, impassible.

— Belle arme, Sans-Visage ! clama Masoj d’un air extatique en admirant sous tous les angles l’arbalète de poing de bonne facture qu’il tenait.

Il jeta un sourire pervers à Alton et ajusta un nouveau carreau.

 

**

 

Matrone Malice se hissa hors de sa chaise et se mit péniblement debout.

— Écartez-vous ! jeta-t-elle sèchement à ses filles.

Maya et Vierna s’éloignèrent en toute hâte de l’idole et du bébé sur son dos.

— Regardez ses yeux, Matrone Malice, osa suggérer Vierna. Ils sont des plus inhabituels.

Matrone Malice examina l’enfant. Tout avait l’air bien en place ; tant mieux, car Nalfein, Premier Fils de la Maison Do’Urden, était mort désormais, et ce garçon, Drizzt, aurait fort à faire pour le remplacer dignement.

— Ses yeux, répéta Vierna.

La Matrone lui jeta un regard plein de venin mais se pencha pour voir ce qui déliait tant les langues.

— Mauves ? dit Malice, étonnée.

Elle n’avait jamais entendu parler d’une chose pareille.

— Il n’est pas aveugle, glissa rapidement Maya en voyant le dédain envahir le visage de sa mère.

— Va chercher la chandelle, ordonna Matrone Malice. Nous allons voir ce que donnent ses yeux à la lumière.

Maya et Vierna, par réflexe, se dirigèrent vers le coffre aux objets sacrés, mais Briza les coupa dans leur élan.

— Seule une haute prêtresse peut toucher les mystères du culte ! leur rappela-t-elle d’un ton lourd de menace.

Elle pivota avec mépris et prit dans le meuble une chandelle rouge déjà à moitié consumée. Les prêtresses portèrent la main à leurs yeux et Matrone Malice mit la sienne, prudemment, sur le visage du bébé quand Briza alluma la chandelle sacrée. Elle ne donnait qu’une faible flamme, mais, pour des drows, cela représentait une agression lumineuse.

— Apporte-la ici, ordonna Malice quand leurs yeux se furent accoutumés à la clarté.

Briza approcha la chandelle de Drizzt, et la Matrone retira peu à peu sa main du visage du nouveau-né.

— Il ne pleure pas, remarqua Briza, étonnée qu’un si petit bébé accepte sans protester une lumière aussi blessante.

— Toujours mauves, chuchota la Matrone sans prendre garde à sa fille. Dans les deux mondes, les yeux de cet enfant apparaissent mauves.

Vierna eut un petit cri en reportant de nouveau son regard sur ces iris lavande si frappants.

— Il s’agit de ton frère, lui rappela Matrone Malice, car la réaction de Vierna lui semblait annonciatrice de complications à venir. Quand il grandira et que ses yeux te feront de l’effet, rappelle-toi, sur ta vie, qu’il est ton frère.

Vierna se détourna, retenant sur ses lèvres une réponse qu’elle aurait sûrement regrettée. Les exploits de Matrone Malice avec presque tous les soldats mâles de la Maison Do’Urden, et avec beaucoup d’autres qu’elle parvenait à arracher à leurs Maisons respectives, étaient presque légendaires dans tout Menzoberranzan. Et elle se permettait de lui donner des leçons de pudeur ! Vierna se mordit la lèvre en espérant que ni Briza ni Malice ne lisaient ses pensées à cet instant précis.

À Menzoberranzan, laisser son esprit évoquer de tels ragots (vrais ou faux) à propos d’une haute prêtresse vous valait une douloureuse mise à mort.

Sa mère fronça les sourcils et Vierna craignit d’avoir été découverte.

— Ce sera à toi de l’éduquer, lui annonça Matrone Malice.

— Maya est plus jeune, osa protester Vierna. Si je poursuis mes études, je ne suis qu’à quelques années du titre de haute prêtresse !

— Rien n’est sûr, lui rappela brutalement Malice. Emmène l’enfant dans la chapelle proprement dite. Sèvre-le, apprends-lui à parler et enseigne-lui tout ce qu’il aura besoin de savoir pour accomplir dignement sa tâche de Prince Page de la Maison Do’Urden.

— Moi je m’en occuperai, proposa Briza, sa main glissant déjà d’elle-même vers son fouet-serpent. J’adore apprendre aux mâles leur place dans notre monde !

Malice lui jeta un regard mauvais.

— Tu es une haute prêtresse ! Tu as d’autres devoirs plus importants à remplir qu’éduquer un enfant mâle. (Elle ajouta à l’adresse de Vierna :) Il est à toi. Ne me déçois pas ! Les leçons que tu enseigneras à Drizzt te seront profitables à toi aussi. Cet exercice de « maternage » t’aidera à devenir haute prêtresse. (Elle laissa un moment à Vierna pour considérer sa mission sous un jour plus favorable, puis reprit la parole d’un ton de nouveau lourd de menace.) Cela t’aidera peut-être… Mais pourrait aussi te détruire !

Vierna poussa un soupir mais garda ses pensées pour elle. Cette corvée que sa mère venait de placer sur ses épaules occuperait l’essentiel de son temps pour les dix années à venir, au moins. Vierna n’appréciait guère la perspective de se retrouver tête à tête avec cet enfant aux yeux mauves pour dix longues années. Mais l’autre possibilité, essuyer la fureur de Matrone Malice, paraissait sans conteste infiniment pire.

 

**

 

Alton cracha un autre morceau de toile.

— Tu n’es qu’un jeune garçon, un apprenti, balbutia-t-il. Pourquoi voudrais-tu ?…

— Le tuer ? acheva Masoj. Ce n’est pas pour te sauver, si tel est ton espoir. (Il cracha sur le corps de Sans-Visage.) Regarde-moi, un Prince de la Sixième Maison, réduit au rang de domestique de ce sale…

— Hun’ett ! l’interrompit Alton. La Sixième Maison, c’est la Maison Hun’ett.

Le drow plus jeune porta un doigt à ses lèvres pincées en un rictus.

— Attends un peu, remarqua-t-il en arborant un sourire sarcastique qui allait s’élargissant, nous devons être la Cinquième Maison à présent, je suppose. Les DeVir ont été annihilés !

— Pas tous ! grommela l’étudiant.

— Momentanément, l’assura Masoj, le doigt sur son carreau d’arbalète.

Alton s’affaissa un peu plus dans ses entraves. Se faire tuer par un maître était déjà humiliant, mais l’indignité d’être abattu par un tout jeune garçon…

— Sans doute devrais-je te remercier, ajouta Masoj. Depuis quelques dizaines déjà j’avais prévu de le tuer.

— Pourquoi ? insista Alton auprès de ce nouvel adversaire. Tu oserais assassiner un maître de Sorcere uniquement parce que ta famille t’a placé à son service ?

— Il n’arrêtait pas de me regarder de haut ! s’exclama Masoj. J’ai été pendant quatre ans l’esclave de cet arrière-train de bousier. J’ai nettoyé ses bottes, j’ai préparé des onguents pour son visage répugnant ! Se montrait-il jamais satisfait ? Oh non ! (Il cracha encore sur le cadavre et se remit à parler, davantage à lui-même qu’à l’étudiant entravé.) Les nobles destinés à la sorcellerie ont le privilège d’entrer en apprentissage en attendant d’avoir l’âge de commencer à Sorcere.

— Oui, bien sûr. J’étais moi-même l’apprenti de…

— Il ne voulait pas me laisser y entrer ! (Masoj continuait sans plus prendre garde à Alton.) Au lieu de Sorcere, il comptait me contraindre à suivre l’enseignement de Melee-Magthere, l’école des guerriers. L’école des guerriers, et je ne suis qu’à deux dizaines de mes vingt-cinq ans ! (Masoj leva les yeux, comme s’il se rappelait soudain la présence d’Alton.)

« Je savais qu’il me fallait le tuer, poursuivit-il en s’adressant directement à lui. Et voilà que tu débarques et que tu m’offres une occasion en or ! Un maître et un élève qui s’entre-tuent au cours d’un combat. On a déjà vu ça. Qui enquêterait sur une telle histoire ? Je suppose donc que je te dois des remerciements, Alton DeVir, d’une Maison Sans Rang Appréciable, ajouta Masoj railleusement en s’inclinant très bas.

« Enfin, avant de te tuer.

— Attends ! À quoi cela t’avancera-t-il de me tuer ?

— J’aurai un alibi.

— Mais tu as déjà ton alibi et nous pouvons encore l’améliorer !

— Explique-toi, répondit Masoj qui, de fait, avait le temps d’agir : les toiles de Sans-Visage, mage de haut rang, ne risquaient pas de se desserrer trop vite.

— Libère-moi, déclara carrément Alton.

— Serais-tu aussi idiot que le disait maître Sans-Visage ?

Alton subit stoïquement l’insulte ; ce gamin se trouvait du bon côté de l’arbalète.

— Libère-moi, et je prendrai la place de Sans-Visage, expliqua-t-il. La mort d’un maître soulève toujours des interrogations, mais si on le croit toujours vivant…

— Et que fera-t-on de ça ? demanda Masoj en décochant un coup de pied au cadavre.

— Brûlons-le, répondit Alton. (Son plan désespéré prenait forme très vite.) Il sera Alton DeVir. La Maison DeVir n’est plus, il n’y aura donc ni vengeance ni questions. (Masoj avait encore l’air sceptique.)

« Sans-Visage vivait très retiré, presque en ermite, insista Alton. Et moi je suis tout proche du diplôme ; après trente ans d’études, je peux sûrement assurer l’enseignement des bases de la magie !

— Qu’est-ce que j’y gagne ?

Alton resta bouche bée, si surpris qu’il se laissa presque engloutir par la toile poisseuse, tellement la réponse lui semblait évidente.

— Un maître de Sorcere qui sera ton mentor ! s’écria-t-il. Quelqu’un qui te facilitera grandement tes années d’études.

— Et qui pourra se débarrasser d’un témoin à la première occasion, remarqua Masoj vicieusement.

— Qu’est-ce que j’y gagnerais ? rétorqua Alton. Me mettre à dos la Maison Hun’ett, la Cinquième de la cité, alors que je n’ai pas de famille pour me soutenir ? Non, mon jeune Masoj, je ne suis pas idiot comme le pensait Sans-Visage !

Masoj fit cliqueter sur ses dents un ongle long taillé en pointe et réfléchit aux différentes possibilités. Un allié parmi les maîtres de Sorcere ? Voilà qui ouvrait des perspectives…

Une autre idée lui vint ; il ouvrit l’un des placards à côté d’Alton et entreprit de fourrager à l’intérieur. Alton se crispa en entendant des flacons d’argile ou de verre se briser. Il pensait aux ingrédients, voire aux potions déjà élaborées que l’apprenti, par sa négligence, perdait ainsi. Peut-être serait-il en effet plus à sa place à Melee-Magthere, pensa-t-il.

Cependant, l’apprenti réapparut quelques instants plus tard, et Alton dut se rappeler qu’il ne se trouvait guère en position de décider de l’avenir de Masoj.

— C’est à moi, affirma celui-ci d’un ton sans réplique en exhibant un petit objet noir, une figurine d’onyx à l’image d’une panthère en chasse, remarquablement détaillée. C’est un cadeau d’un habitant d’un plan d’existence inférieur pour un service que je lui ai rendu un jour.

— Tu as rendu service à une de ces créatures ?

Alton se sentait obligé de poser la question, parce qu’il avait du mal à imaginer qu’un simple apprenti aurait même eu des chances sérieuses de survivre à une rencontre avec un adversaire si imprévisible et si puissant.

— Sans-Visage… (Masoj donna un autre coup de pied au cadavre)… s’est arrogé tout le mérite et a gardé la statuette, mais ils me reviennent ! Tu auras tout le reste ici, bien sûr. Je connais la plupart des dweomers à utiliser et je te montrerai ce qu’il y a à savoir.

Tout à l’espoir de voir réellement la fin de cette abominable journée, Alton ne se souciait guère de la figurine pour l’instant. Il voulait d’abord se libérer de ses entraves pour pouvoir découvrir la vérité sur le sort qu’avait connu sa Maison. Tout à coup, Masoj, décidément plein de surprises, tourna les talons et s’éloigna.

— Où vas-tu ? demanda Alton.

— Chercher l’acide.

— L’acide ?

Il dissimulait sa panique, même s’il avait le sentiment affreux de parfaitement comprendre où l’apprenti voulait en venir.

— Tu veux sûrement que le déguisement soit convaincant, expliqua tranquillement Masoj. Sinon il ne vaudrait pas grand-chose ! Nous devrions nous servir de ces toiles tant qu’elles tiennent, elles te feront tenir tranquille.

— Non…, commença Alton en guise de protestation, mais Masoj pivota et lui fit face, un sourire pervers sur le visage.

— Oui, c’est sans doute douloureux, une tâche pénible à accomplir, reconnut-il. Tu n’as plus de famille et ne trouveras pas d’allié à Sorcere, puisque les autres maîtres n’avaient que mépris pour Sans-Visage. (Il leva l’arbalète à hauteur des yeux d’Alton et y encocha une autre pointe empoisonnée.) Peut-être préfères-tu la mort.

— D’accord, va chercher l’acide ! s’écria le jeune DeVir.

— Pour quoi faire ? demanda railleusement Masoj, l’arbalète toujours bien en vue. Que te reste-t-il comme raison de vivre, Alton DeVir d’une Maison Sans Rang Appréciable ?

— La vengeance ! répliqua Alton, un rictus sur le visage. (La rage pure que trahissait son ton fit reculer Masoj d’un pas, malgré sa position dominante.) Tu n’as pas encore appris cela, mais tu le feras, mon jeune élève : rien au monde ne motive davantage dans la vie que la soif de vengeance !

Masoj abaissa l’arbalète et considéra le prisonnier avec un nouveau respect, presque de la crainte. Mais l’apprenti de la Maison Hun’ett ne se rendit compte de la solennité de la proclamation d’Alton que lorsqu’il entendit Alton répéter, avec cette fois un sourire plein d’expectative :

— Va chercher l’acide.

Terre Natale
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